Productivité : sur quoi repose la création de valeur ? - Interview de Laëtitia Vitaud
La productivité vivrait-elle ses dernières heures ? Dans son ouvrage quasi éponyme, l’autrice et experte du futur du travail Laëtitia Vitaud analyse, de façon tout aussi percutante qu’argumentée, les implications de cet indicateur économique phare. Avec quelques démystifications et/ou confirmations à la clé, dont celle-ci : l’impact des relations humaines sur la performance a toujours été invisibilisé.
Depuis de nombreuses années, les angles morts affectant la mesure de la productivité – qui nourrit le PIB[1] - ont été mis en lumière. Pourtant, ces deux indicateurs restent l’alpha et l’omega de nos économies contemporaines.
En quoi, et à quoi, sont-ils aveugles ?
Dès les années 1970 en effet, des critiques émanent des premiers mouvements pour la défense de l’environnement. Elles montrent que notre façon de mesurer la valeur ajoutée est aveugle aux externalités négatives. Ainsi, une usine qui produit beaucoup et déverse dans l’environnement des matières polluantes, voit sa production comptabilisée comme de la valeur sans que le coût de ses rejets ne soit pris en compte. Et le fait que des activités supplémentaires, rémunérées, soient induites par la nécessité de réparer les dégâts, est considéré comme une nouvelle création de valeur ! Dès qu’une activité est monétisée, dès qu’elle a un impact financier, elle contribue au PIB.
À l’inverse, tout ce qui est non marchand « n’existe » pas au regard du PIB. Or - et c’est là qu’on retrouve les critiques émanant des mouvements féministes -, tout ce qui n’est pas facturé ne compte pas. Il s’agit du travail gratuit, en grande partie assumé par les femmes : tout ce qui se déroule dans la sphère domestique, la charge parentale, le soin (non rémunéré) en général. Tout ce qui relève de l’économie informelle, pouvant donner lieu à des atteintes aux droits humains, entre aussi dans cette catégorie. C’est également le cas du bonheur, de l’affection et de l’amour. Ce faisant, on oublie que l’économie doit être au service de notre bien-être et de nos vies.
Vous venez d’évoquer les externalités négatives : qu’en est-il des externalités positives[2] ?
Ce type d’externalités étant bénéfique, on pourrait se dire qu’il n’est pas « grave » de ne pas les mesurer. En réalité, en procédant ainsi, on limite leur potentiel de développement. De nombreux travaux visent toutefois à mieux les prendre en compte, et les externalités positives donnent désormais lieu à de véritables marchés. Mais cela occasionne d’autres problèmes car la tentation est grande de les instrumentaliser…
L’analyse que vous déployez dans En finir avec la productivité s’inscrit dans une réflexion éco-féministe. Les femmes seraient-elles plus aptes à prendre soin des « ressources » en raison des contraintes qui ont pesé sur elles depuis des siècles ?
C’est une question complexe à laquelle je n’apporte pas de réponse tranchée, contrairement au discours essentialiste de certaines éco-féministes. Les femmes sont-elles naturellement plus disposées à préserver les ressources dans lesquelles elles élèvent leurs enfants ? Pour ma part, je vois plutôt des raisons culturelles et historiques. D’ailleurs, aujourd’hui encore, les métiers presque exclusivement féminins concernent le soin apporté aux autres (enfants, personnes âgées…) et la reproduction de la force de travail, à savoir : faire en sorte que le travail rémunéré puisse être réalisé chaque jour[3]. D’autres métiers – de soutien et de support – sont également très majoritairement féminins. Or ces métiers et services sont considérés comme faiblement productifs : le travail y est intensif mais il ne créerait que peu de valeur – selon la mesure de la productivité telle que nous la mettons en œuvre.
Une telle vision contribue à entretenir les inégalités entre les femmes et les hommes, n’est-ce pas ?
En effet, cela « justifie » que les salaires des femmes soient moins élevés, que leurs retraites soient inférieures, qu’elles aient moins de patrimoine… Mais ce calcul individualisé de la productivité omet un facteur essentiel : la productivité des personnes travaillant dans le soutien, les services, la transmission, porte celle des autres. Si l’on envisage la productivité de façon plus collective, on constate que, lorsque ces services largement féminins – mais pas seulement – font défaut, tout s’effondre ! Un exemple avec la période de crise sanitaire, aux Etats-Unis : quand les femmes exerçant des métiers jugés peu productifs ont dû s’arrêter en raison des confinements, d’autres femmes – comptables, avocates, directrices marketing… - ont également dû cesser leur activité. On estime que 4 à 5 millions de femmes actives sont ainsi sorties du marché de l’emploi[4] ! On comprend ici à quel point la productivité telle que nous la mesurons, exclut toute une part de la contribution à la valeur finale.
Par ailleurs, les critères appliqués au travail qui émane des services ont été définis dans le cadre de l’industrie ou de l’agriculture. Qu’en résulte-t-il ?
Les indicateurs mesurant la productivité portent sur une production de biens standardisés ou, du moins, de valeur égale - si l’on pense à la tonne de blé par exemple. À l’inverse de ce type de biens, la valeur du travail, dans le cadre des services, repose sur la qualité et la façon dont l’activité est réalisée : une heure de cours assurée par un professeur passionné par son sujet est-elle équivalente à une heure de cours donnée par un enseignant désabusé ? Pourtant, on fait « comme si » ces deux heures de cours étaient interchangeables.
Un autre facteur est totalement omis : la singularité et la force du lien, de la relation qui se noue entre la personne qui rend un service et celle qui en bénéficie. C’est vrai pour le soignant et le patient, l’enseignant et l’élève, le vendeur et le client… Or, cette relation comporte une valeur qui peut être démultipliée – dans ce que l’on projette dedans, la confiance que l’on accorde à celui ou celle qui rend un service.
Tous secteurs d’activités confondus, l’intérêt porté par les organisations pour les soft skills vous semble-t-il prometteur, pour sortir du cercle vicieux de la productivité ?
Oui, indéniablement. Néanmoins, on observe trop souvent un décalage entre les discours et la valorisation, sur le terrain. De nombreuses entreprises parlent abondamment d’intelligence collective ou de qualité de la collaboration. Pourtant, les primes à la performance demeurent établies de façon individuelle, faisant abstraction de toutes les tâches qui nourrissent ou permettent la collaboration dans une équipe. Si l’on pense aux avocats, qui facturent les heures travaillées, l’indicateur adopté semble « objectif ». Toutefois, les avocats désireux de maximiser les heures facturables se déchargent des tâches non valorisées – préparer les réunions, consulter les CV des stagiaires, entre autres – sur les fonctions support (rémunérées pour le faire) mais aussi, sur des collègues. Or, selon les travaux réalisés en la matière[5], la distribution de ces tâches se révèle très genrée, et pénalisante au bout de deux ou trois ans.
Au-delà de cet exemple, d’autres dissonances sont observées – entre l’importance de savoir faire preuve d’empathie, notamment, et les critères de mesure objectivés qui évaluent la performance. Concrètement, il n’y a pas de véritable incitation à pratiquer l’empathie, qui reste inégalement répartie.
De nombreuses organisations transmettraient donc des injonctions paradoxales, en prônant les soft skills tout en les invisibilisant, dans le cadre de la productivité ?
Absolument. Tout ce qui relève de la charge émotionnelle d’une équipe, par exemple, n’est en rien pris en compte pour évaluer la performance des collaborateurs. Dans une autre perspective, des tâches liées à la logistique – pour organiser des événements ou séminaires – ne rentrent pas dans les objectifs des personnes qui vont, pourtant, concrètement, les réaliser. Or il n’est pas rare que cela les empêche d’atteindre les objectifs en question ! Ainsi, en servant le collectif, les personnes concernées peuvent dégrader leur promotion personnelle.
Si le développement des soft skills n’est pas inclus dans une évolution systémique des organisations, ne risque-t-on pas d’en faire des outils de productivité comme les autres ?
Tout-à-fait. Et, in fine, il n’est pas si complexe que ça de rendre plus visible le travail « invisible ». En matière de charge de travail ou de gestion du temps, notamment, il est important d’objectiver ce dont on parle – en répertoriant toutes les tâches et activités réalisées. Car, lorsqu’un manager demande à ce qu’un collaborateur réalise une tâche A + une tâche B + une tâche C, etc., le nombre d’heures nécessaires augmente d’autant. Il ne s’agit pas d’un « ressenti » mais d’une réalité.
Par ailleurs, parmi ces tâches, il appartient à l’organisation de définir celles qui méritent d’être valorisées – alors qu’elles « n’existaient » pas jusqu’à présent dans le travail prescrit. Ces tâches peuvent donner lieu à progression individuelle.
Autre sujet « soft skills » où l’on peut observer une dissonance cognitive : l’écoute et la prise de parole. Là aussi, des règles très précises, propres à chaque collectif de travail, peuvent être élaborées pour prendre la parole à tour de rôle - et en faveur des temps d’écoute. Il s’agit alors, aussi, d’inclure les collaborateurs qui ont l’impression de « faire les frais » d’une mise en avant de la parole, alors qu’eux-mêmes écoutent… et restent en retrait.
Pour conclure, comment expliquer que des indicateurs dont chacun perçoit plus ou moins les limites, demeurent les principales boussoles des organisations et de leurs dirigeants ?
Pour moi, tout a été dit en 1960 par le psychologue et professeur de management américain Douglas McGregor[6], avec la théorie X et la théorie Y.
La théorie X est le fruit de l’organisation scientifique du travail et de l’industrie. Dans cette vision de la productivité, très claire, le travail est aliénant et ceux qui l’effectuent ne souhaitent pas être plus productifs car ils n’ont pas de bénéfice à en retirer : cela rend juste leur travail plus pénible. L’effort n’est donc fourni que sous la contrainte. Mais Douglas McGregor appelle de ses vœux au passage à la théorie Y. Celle-ci postule que l’on peut se développer grâce au travail, que l’on peut bénéficier d’une certaine autonomie ou faire preuve de créativité, et que l’on peut aimer travailler – quand le travail emprunte certains attributs à l’artisanat notamment.
Pourquoi n’a-t-on pas encore complètement basculé vers la théorie Y ? Nous avons hérité d’outils pour appréhender la production et la productivité issus de l’ère industrielle et très imprégnés de contrôle, de surveillance. Dès lors, des aberrations demeurent : alors qu’on prône l’autonomie et la flexibilité – via le télétravail notamment -, on reste dans un théâtre de la productivité où le manager vérifie que les collaborateurs sont bien « derrière leur écran », au même moment. Un tel rapport au temps est, lui aussi, hérité de l’époque industrielle – avec un nouveau mode de pointage… Ceci alors même que le travail intellectuel, administratif ou créatif ne fonctionne pas sur le même rapport au temps que les activités industrielles. Plus largement, toutes nos institutions se réfèrent encore à des indicateurs d’hier – de l’école aux syndicats en passant par la Sécurité sociale. Heureusement, de profondes mutations sont en cours.
À propos de Laëtitia Vitaud
Autrice, conférencière et journaliste, Laëtitia Vitaud préside Cadre Noir Ltd, une entreprise experte des mutations du monde du travail – et de son futur. Féministe résolue, elle analyse la place et le rôle des femmes dans toutes les thématiques qu’elle investit. Contributrice de Welcome To The Jungle, elle a publié En finir avec la productivité aux éditions Payot, en 2022, et Du labeur à l’ouvrage chez Calmann-Levy, en 2019. On lui doit aussi : Welcome to the Jungle -100 idées innovantes pour recruter des talents et les faire grandir, avec Jérémy Clédat (Vuibert, 2020) et, avec Nicolas Colin, Faut-il avoir peur du numérique ? (Armand Colin, 2016). Laëtitia Vitaud a également cofondé le média Nouveau Départ (podcasts), avec le même Nicolas Colin.
[1] PIB : produit intérieur brut.
[2] Un exemple parmi d’autres d’externalité positive : la préservation de la nappe phréatique par l’agriculture biologique, qui rend service aux fabricants d’eaux minérales qui puisent dedans.
[3] Dans la reproduction de la force de travail, Laëtitia Vitaud inclut le fait de « s’occuper des enfants, du dîner et [historiquement, ndlr] de la gamelle du travailleur, ainsi que l’entretien de la maison. »
[4] Une partie d’entre elles ne sont pas revenues, en raison, notamment, de l’offre de garde d’enfants structurellement insuffisante aux Etats-Unis.
[5] Certains de ces travaux figurent dans l’ouvrage The No Club - Putting a Stop to Women’s Dead-End Work de Linda Babcock, Brenda Peyser, Lise Verstelund et Laurie Weingart.
[6] Dans son ouvrage The Human Side of Enterprise (McGrawHill, 1960).
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